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Rendez-vous avec Jésus à la cafétéria Ford, Intel, AOL… Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à accepter l’expression religieuse dans leurs locaux. Principaux bénéficiaires : les chrétiens évangéliques. Une majestueuse photo du ciel apparaît sur l’écran de l’auditorium du campus d’America Online. Reggie Evans, un ancien joueur des Redskins, l’équipe de football américain de Washington, devenu émissaire du Christ, est venu répandre la sainte parole dans les couloirs séculiers de l’une des entreprises Internet les plus riches du monde. Il a apporté quelques photos de lui en tenue de footballeur, ainsi qu’une pile de bibles. Un public d’environ 75 salariés chrétiens prêtent une oreille attentive à Evans, qui leur conseille d’accomplir leur travail comme si Jésus en personne était assis à côté d’eux. Mais, lorsqu’il leur conseille de frapper à la porte du bureau d’un de leurs collègues pour lui proposer de lire la Bible avec lui, même le plus dévot d’entre eux sait qu’il ne suivra pas son conseil. “J’ai levé les yeux au ciel quand j’ai entendu ça”, avoue Jack Clark, un directeur de projet qui appartient au groupe récemment formé au sein du personnel, Christians de AOL, lequel a invité Evans. “Nous ne sommes pas là pour convertir les gens.” Surtout promue par les chrétiens évangéliques, la foi est de plus en plus présente dans des entreprises aussi importantes qu’AOL, Intel, American Express, American Airlines ou Ford, qui se sont pourtant opposées durant des années à toute expression religieuse en leur sein. La promotion de la foi chez de tels géants industriels est toutefois une entreprise ardue et risquée. Enhardi par la force qu’il a représentée à l’occasion de la campagne présidentielle de 2004 et impatient de faire avancer son agenda dans sa lutte contre l’avortement et le mariage homosexuel, le mouvement évangélique s’aperçoit qu’il doit accepter certaines limites s’il veut trouver sa place au sein du monde de l’entreprise. En effet, les sociétés n’autorisent leurs salariés à chanter les louanges du Seigneur que sous certaines conditions – au cours de la pause de midi ou des autres pauses, et seulement devant des personnes qui sont d’accord –, afin de réduire le risque de porter atteinte à la bonne harmonie sur le lieu de travail. Le prosélytisme, qui, parce qu’il peut être considéré comme une atteinte à la vie privée, pourrait tomber sous le coup des lois réprimant le harcèlement, est interdit. En contrepartie, certaines entreprises autorisent leurs employés à s’échanger des versets bibliques sur les listes de diffusion internes, à annoncer les événements religieux sur l’Intranet de la compagnie et à inviter des conférenciers comme Evans à venir commenter les Ecritures dans l’auditorium de l’entreprise. A cette occasion, AOL est même allé jusqu’à fournir sandwichs et pizzas. Pourtant, même sous ces conditions, l’introduction de la religion est en train de modifier l’ambiance sur le lieu de travail. Car, si cela permet à des chrétiens comme Clark de venir travailler avec “la totalité de leur personnalité”, beaucoup d’autres se déclarent troublés lorsqu’ils découvrent une bible sur un bureau ou lorsqu’à leur question “Comment ça va ?” ils s’entendent répondre un onctueux “Divinement bien”. “Certains bénéfices ne sont pas d’ordre financier” Depuis les années 1980, les employeurs autorisent les salariés ayant des intérêts communs – gays et lesbiennes, parents de militaires et personnes de même origine ethnique – à créer des “groupes de différence”. Certaines de ces entreprises affirment que cette politique a été bénéfique : le recrutement, la stabilité du personnel et la productivité se sont améliorés du fait que les salariés approfondissent leurs liens avec leur lieu de travail. Aussi, quand les chrétiens ont demandé à bénéficier eux aussi de cette démarche, beaucoup d’entreprises ont accueilli cette revendication comme le prolongement logique d’une idée qui avait fait ses preuves. Certaines ont même proposé la mise à disposition non seulement de locaux, mais également de budgets pouvant atteindre plusieurs milliers de dollars. “Certains bénéfices ne sont pas d’ordre financier”, souligne Tiane Mitchell-Gordon, responsable de la diversité et de l’intégration chez AOL. Les entreprises engrangent des profits, dit-elle, quand leurs employés se sentent profondément impliqués. D’autres sociétés, néanmoins, s’inquiètent des effets néfastes que pourrait avoir cette irruption de la foi sur le lieu de travail : d’abord sur la bonne entente entre collègues, mais aussi du point de vue des poursuites qui pourraient être engagées pour harcèlement religieux. Même s’ils autorisent leur personnel à se regrouper autour des questions de race ou d’orientation sexuelle, Coca-Cola et General Motors, entre autres, ont refusé de reconnaître les regroupements religieux d’employés. “Les réactions sont très diverses”, remarque David W. Miller, directeur exécutif du Yale Center for Faith and Culture. “Cela va des responsables industriels proactifs qui déclarent que nous devons réfléchir à la question et trouver des moyens appropriés de l’aborder jusqu’à ceux qui affirment que c’est un véritable nid de frelons. Nous observons la façon dont l’Amérique industrielle réagit. C’est le grand laboratoire.” Ford a préféré adopter le modèle œcuménique Selon la loi, souligne Chris Anders, conseiller juridique à l’American Civil Liberties Union pour les questions de religion, les employeurs doivent garantir à leur personnel une possibilité raisonnable d’expression religieuse, tout en les protégeant contre la discrimination et le harcèlement, y compris quand celui-ci prend la forme d’un prosélytisme envahissant. De la même façon, les fonctionnaires fédéraux bénéficient de larges droits d’expression religieuse en vertu des dispositions définies par le président Clinton, lesquelles précisent que cette liberté d’expression ne doit pas affecter l’efficacité du travail ni laisser à penser que le gouvernement reconnaît et approuve la religion. Ce qui signifie qu’un employé fédéral a le droit de porter un couvre-chef religieux, de poser une bible ou un coran sur son bureau et de parler de sa religion si ses collègues ne s’y opposent pas. D’après M. Anders, il
n’existe aucune règle stricte disant que les employeurs privés sont tenus
d’autoriser ou d’interdire les groupes d’affinité religieuse. Il en résulte un
patchwork de pratiques qui semblent parfois échapper à toute logique. Coca-Cola
et General Motors déclarent qu’ils ne reconnaissent pas les groupes promouvant
“une croyance religieuse ou une conviction politique particulière” car ceux-ci
sèment la division. La direction de Ford, au contraire, a autorisé la formation
de huit groupes distincts fondés sur la foi, persuadée qu’ils concourent à la
cohésion du personnel. Au départ, la direction de Ford était réticente, par
crainte que certains employés ne se sentent exclus si leurs collègues se
regroupaient autour de telle ou telle religion. Mais, il y a trois ans,
l’entreprise a adopté un modèle plutôt original : elle a autorisé la formation
de groupes de fidèles, mais en exigeant qu’ils travaillent de concert dans le
cadre d’un réseau œcuménique. Aujourd’hui ce réseau regroupe, entre autres, des
bouddhistes, des mormons, des hindouistes, des juifs, des musulmans et des
chrétiens évangéliques.
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